Assise sur les genoux de ton père, tu observes silencieusement le jeu qu’il a entre les mains. Il est presqu’une heure du matin, ça blague et ça rit grassement autour de toi, les cigares fument et créent comme un voile blanchâtre de fumée autour de la tablée, comme s’il se déroulait là des choses qu’il fallait cacher du reste du monde. Les revolvers sont pour certains posés à côté du verre de whisky, que les propriétaires caressent parfois indolemment, du bout des doigts – et, lorsqu’ils surprennent tes coups d’œil émerveillés, éblouis par l’éclat carnassier de l’arme, te sourient d’un air narquois.
Du haut de tes six ans, tu es tellement fière de pouvoir assister aux parties de poker hebdomadaires organisées par ton père ; parmi cette douzaine de puissants mafieux tu te sens adulte et exceptionnelle, bien lointaine des jeux mièvres de tes petits camarades – et surtout, tu te sens, toi, plus puissante que tous ces malfrats réunis, parce que de tous, tu vois bien que c’est ton papa le plus fort, tu le vois à la manière dont les autres évitent soigneusement de croiser son regard.
« Quinte au dix de pique », annonce-t-il d’ailleurs en posant ses cartes sur la table, le flegme pareil à celui du sniper dont la main ne tremble pas lorsqu’il tire. Ton visage s’illumine d’un immense sourire orgueilleux – toi qui, à force d’assister sans un mot (des fois, le paternel t’autorise à jouer les croupières) à ces nuits de poker, en connais les règles par cœur, tu sais qu’il y a peu de chances pour qu’un meilleur jeu sorte. Les cris outrés ou impressionnés de la tablée confirment cette impression.
« Naïma, entend-on alors parmi les insultes,
il est l’heure d’aller dormir, tu as école demain... » Tout le monde se tourne alors vers ta mère, accotée au chambranle de la porte. C’est vrai que tu as les yeux qui piquent, et que tu lis inconsciemment dans les siens un appel presque désespéré,
viens ma fille viens loin de tout ça loin de ces affaires vicieuses qui ne te regardent pas tu n’es encore qu’une enfant crient ses grands yeux sombres.
« Elle s’appelle Beatrice. Et puis laisse-la tranquille, pourquoi tu n’irais pas toi te coucher ? », crache ton père d’un air méprisant. Indifférente, ou plutôt habituée, à cette attitude, ta mère l’ignore, ne fixant que toi, te suppliant muettement du bout des lèvres – tu hésites à la rejoindre mais la prise paternelle se renforce autour de ta taille, alors tu n’oses bouger ; et elle finit par se détourner de toi et retourner, tu le sais, à sa chambre-refuge.
***
« Le vent me tient par la taille... » Maman t’attrape alors vivement et te chatouille les cotes – tu te débats en riant, t’empêtrant ainsi, sans que tu ne t’en rendes compte, dans la couette de ton petit lit.
« Que la paille » , elle reprend alors qu’elle met fin à son espiègle torture. Elle t’aide à remettre la couverture comme il faut, allonge ton oreiller qu’elle tapote pour qu’il soit comme tu l’aimes.
« Brille... » Tu t’allonges, un mince sourire fatigué aux lèvres.
« Au loin... » Elle se penche vers toi, feignant de s’apprêter à te faire une tendre bise...
« Dans le bec d’une caille ! » ... et afflige ton nez busqué d’une légère chiquenaude de ses deux doigts, t’arrachant un gloussement surpris. Pour rien au monde tu n’échangerais ces moments, ces moments secrets où maman ouvre à toi le coffre de ses infinies richesses – les mots précieux, tintant comme des bijoux, de sa poésie ; les univers fantastiques, dont les odeurs de sable brûlant et de thé à la menthe embaument jusqu’à ta chambre, des contes de son enfance ; les inflexions sibyllines de son arabe ou de son français, ses deux langues paradoxalement natales qu’elle te transmet petit à petit...
« Bonne nuit. », te chuchote-t-elle en pressant délicatement, comme à chaque fois, son index contre tes lèvres –
garde bien le secret de ces nuits, ma fille, de même que les dunes du désert gardent en leur sein les soupirs alanguis de rencontres interdites... Maman éteint la lumière et ferme la porte derrière, te livrant toute entière à tes incompréhensions. Toujours les mêmes questions, les mêmes pourquoi papa n’aime pas maman, pourquoi c’est mal de passer du temps avec elle ; questions bannies de toute discussion, que papa a rejetées d’un grognement menaçant, que maman a repoussées d’un geste de main faussement désinvolte.
Le vent me tient par la taille...
Que la paille
Brille
Au loin
Dans le bec d’une caille.Le poème, que maman te chantonne gaiement, se répète encore et encore dans ton jeune esprit – les mots se rejoignent, s’entremêlent, de la même manière que les nuances et couleurs d’une aquarelle se floutent,
le vent... que la paille... au loin... – jusqu’à ce que tu t’endormes.
***
Aujourd’hui j’ai eu dix ans..., écris-tu d’une main fébrile,
... et pour mon anniversaire mon papa m’a offert un pistolet. Dès sept heures du matin, on te réveille d’un ferme secouement d’épaule qui te fait ouvrir les yeux brusquement – c’est que tu as l’habitude des caresses de ta mère, et de son « Réveille-toi ma chérie, ou la journée va commencer sans toi » malicieux.
« Joyeux anniversaire ma fille ! », tonne allègrement ton père en te serrant contre lui, après quoi il s’empresse de t’extirper de ton lit et t’ordonne de t’habiller.
« Je t’attends dans la voiture dans quinze minutes. », qu’il dit en partant. Un peu plus d’une demi-heure plus tard, vous vous retrouvez dans une décharge en périphérie de Florence, et ton père te tend une boîte que tu ouvres impatiemment. Tes yeux s’illuminent soudain et ta bouche s’ouvre en grand.
« C’est un Beretta 90. », t’apprend ton père en te prenant la boîte et sortant le pistolet. Il le soupèse quelques instants, avant de le loger soigneusement entre tes mains frêles.
« Le pouce sur le côté de la crosse, l’index sur la détente... Tous tes autres doigts doivent être juste en dessous... » A peine formule-t-il chacune de ces remarques qu’il corrige lui-même ta prise de l’arme, plaçant ensuite ton autre main autour de la première, en support.
« Serre fort. » Tu t’exécutes avec un zèle quasi-militaire, à tel point que tes mains tremblent. Il t’oblige à tendre les bras, écarter les pieds, mettre un pied derrière l’autre – cérémonial dont tu ne soupçonnes pas encore qu’il pourrait un jour s’agir d’une mécanique bien huilée – puis il s’en va disposer bouteilles et canettes sur le capot d’une voiture sans vitre ni portières. L’acier du pistolet te paraît chauffer contre ta paume au point d’y imprimer ses durs contours – son contact t’électrise, faisant courir une myriade de frissons dans tout ton être. Tu sens une telle puissance vibrer dans l’insolite cadeau de ton père, une puissance qui vibre et dont ta peau, puis ton corps s’imprègnent...
« Tire sur ce que tu veux. » Arrachée à ta rêverie, tu braques aussitôt l’arme sur l’une des bouteilles, fermant un œil et tirant légèrement la langue. Ta main est saisie de tremblements lorsque ton index se serre sur la détente, pourtant tu n’hésites pas à appuyer – le recul, que tu n’avais pas prévu, manque de te faire trébucher. La balle se perd au loin. Tu adresses un regard honteux au paternel, qui te sourit indulgemment en venant se positionner derrière toi. Il est si rare qu’il t’apprenne quelque chose – et ce qu’il t’apprend, ce qu’il te transmet aujourd’hui tient de ces histoires fantasmées que tu te racontes la nuit, avant de t’abandonner aux bras de Morphée. C’est qu’à force de côtoyer innocemment les plus hauts mafieux, ton œil sait discerner la silhouette mortifère d’une arme à feu dans une poche intérieure de veste, ou même sous le pantalon, au niveau du mollet ; et, pareille à un papillon voletant fébrilement vers la lumière, tu as toujours été fascinée par le chatoiement sombre du calibre.
... et quand on est revenus, maman venait tout juste de se réveiller, et quand elle m’a fait un câlin pour me souhaiter mon anniversaire, j’ai vu papa mettre son doigt sur sa bouche, comme maman quand on fait des secrets entre nous. ***
Une barrière de fumée, répandant son parfum âcre de tabac, sépare la table du reste de la pièce. Votre microcosme devient alors réalité (bien qu’une réalité fumeuse), vous immergeant dans un univers de jetons qu’on jette comme on lance un orgueilleux défi, là où la virilité et le jeu ont banni les émotions, et où les paroles s’échangent comme les regards – gaiement mais prudemment, l’information essentielle s’affuble de moqueuses banalités, sous les rudes fioritures du parler mafieux qui orne des plus jolis mots les plus terribles crimes. Tu tires longuement sur ta cigarette, sirotes une gorgée de whisky, t’adosses plus confortablement sur ton siège et balayes le groupe d’un regard imperturbable – les onze autres hommes te sourient, meute de vieux loups retroussant les babines avec une condescendance amusée. Ta position de jeune
soldati, ou plutôt d’héritière unique du
sottocapo Strozzi, te plaît bien ; et tu t’enorgueillis tout particulièrement d’avoir remporté la place d’Agnelli, qu’on a banni à tout jamais des soirées poker. Ton faciès jusqu’ici impassible se fend d’un grand sourire goguenard lorsque tu abats ta quinte flush royale.
« ... Décidément, elle joue mieux qu’Agnelli, ta fille. », soupire l’un d’entre eux après un long silence ébahi. Ton père, le seul à s’être sagement couché, surprenant tout le monde, et toi échangez un bref coup d’œil –
« C’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace ! », aboie-t-il en battant les cartes. C’est en effet la même passion féroce qui vous anime, ton père et toi ; et paradoxalement le même flegme mensonger qui fait de vous des adversaires redoutables au poker.
« Alors, Carlo, ton emmerde avec ta mineure, ça s’arrange pas ?
- Pfffft m’en parle pas, grogne l’intéressé en expirant un nuage de fumée,
elle a décidé d’me casser les couilles jusqu’au bout... »Carlo se penche légèrement en avant, accoudé à la table, et les autres en font de même – temps mort tacitement déclaré, le moment est venu à présent de marmonner d’une voix sourde, méfiant toujours de l’oreille indiscrète ; et pour toi, jeune
soldati, d’écouter religieusement pendant que les hommes parlent.
« Y’a rien à faire, la gamine veut me pourrir... Il est donc de mon devoir de recourir à des... méthodes plus radicales. » L’assemblée ricane froidement.
« J’ai l’homme qu’il te faut. », déclare inopinément ton père en te fixant, toi seule – dix paires d’yeux s’empressent de suivre les siens, accablant ta silhouette du poids du jugement royal que le bouffon se doit de distraire.
« Oui... Oui bien sûr, j’peux le faire... », affirmes-tu pourtant sans flancher, alors qu’un frisson glacé te parcourt l’échine.
***
« T’as pas intérêt à t’foirer, grommelle le paternel en tournant lestement le volant de sa Lamborghini Gallardo,
Fabrini a parié deux cents boules que tu l’ferais pas. » Ta main se serre convulsivement sur le Beretta 90 de tes dix ans. Bien sûr, depuis le moment où tu as eu ce flingue en ta possession, tu imagines les moments épiques où, le temps de quelques balles, tu te ferais à ton tour Dieu d’un instant, jouant avec la vie et la mort du bout de ton calibre – bang bang ! le corps tombe, tressaute frénétiquement quelques secondes encore, puis plus rien ; en tout cas, c’est comme ça que tu visualises la scène, comme quand ton père t’a emmené chasser avec ses compagnons et que tu as abattu un, puis plusieurs lapins. Bien sûr, tu as longuement rêvé de ce jour, sentant en toi bouillonner une force qui s’exalte au fin fond de tes entrailles, prête à exploser semblable au volcan qui après des années, des siècles de silence, expulse du plus profond de lui-même une rage incandescente et cendreuse. Tu ne peux néanmoins réprimer, après huit ans de fantasmes morbides, une certaine nervosité – que la remarque de ton père amplifie.
« Pour pas qu’on t’emmerde, renchérit celui-ci,
j’te conseille de prendre une photo et de l’envoyer à Carlo une fois le boulot terminé. » Il freine brusquement et éteint les phares.
« Allez, vas-y – face à ton air interloqué –
non non, je t’accompagne pas, t’as l’âge de faire ça toute seule. Allez ! » Tu inspires profondément, accroches le pistolet à ta ceinture sous ton pull et descends de la voiture, devant une petite maison qui mériterait d’être retapée, pas loin de Florence. Tu avances jusqu’à la porte en te répétant obstinément les informations – les parents ne sont pas là, mangent chez des amis à Florence tous les mardis, ne faire aucun bruit, tout faire rapidement, fuir jusqu’à la voiture sans laisser le temps à personne de s’alerter... Tu appuies sur la poignée, qui cède, alors tu pénètres le couloir d’un pas chaloupé – papier peint usé, indescriptible odeur d’humidité –, te diriges vers la porte entrouverte du salon, y jettes un œil prudent – personne. Tu te tournes vers les escaliers, tout en attrapant ton arme que tu charges d’un geste agile.
Je suis l’insoumise
L’indomptable berbère
J’ai dans mes tresses jamais conquises
Pris tant de cœurs de haute merCraquement de bois usé – tu suspends instantanément ton mouvement, pareille au guépard qui interrompt brusquement sa course à l’entente d’un bruit suspect. Regard rapide au-dessus, en dessous, rien, tu continues ta route. Les jointures de tes doigts blanchissent à force de s’accrocher à la crosse du Beretta, les palpitations effrénées de ton cœur s’intensifient à chaque marche gravie jusqu’à t’assourdir – il ne s’agit cependant plus de nervosité ou d’angoisse, oh non, mais bien d’une puissance trop longuement réprimée, qui maintenant te prend et t’emporte toute entière.
Je vais figure de proue
D’un riche vaisseau pirate
Jetant sur des mers écarlates
Mes rêves avortés mes souvenirs jalouxLa porte de la chambre –
sa chambre, celle de la gamine – est entrouverte, laissant échapper un rai de lumière jaune – ce jaune doux, tamisé, presqu’orangé qui étreint tendrement l’âme fatiguée d’une couverture de sereine intimité. Une ultime inspiration – ta prise sur le pistolet toujours aussi étrangement assurée –, puis tu dégages la porte d’un coup de pied énergique. Sombre orage qui éclate entre les quatre murs roses ; la jeune fille a tout juste le temps de bondir hors de son lit qu’elle s’effondre aussitôt à terre, abattue par deux balles – une dans le ventre, l’autre quelque part dans les poumons sans doute.
Ivre de liberté je fends l’air sauvageTu te précipites automatiquement vers le corps et, craignant qu’il ne puisse encore produire quelque bruit inconvenant – l’éclat de douloureuse panique dans les yeux te prouve qu’il n’a pas cédé à l’apaisement éternel du baiser mortuaire –, lui fourres le talon de ta botte dans la bouche, en arrachant un gargouillement étranglé. Ton être tout entier pulse d’une ardeur carnassière. C’est dans cette position que tu dégaines ton portable et prend en photo la preuve de ton méfait. A aucun moment tu n’as cillé. Pas même maintenant que tu quittes la chambre, descends les escaliers d’un pas titubant – t’es comme dans un état second, quelque chose entre l’ivresse et la langueur grisante qui alourdit les membres après la jouissance. Une jouissance barbare... méphistophélique.
« Je suis l’insoumise... L’indomptable berbère... », te répètes-tu d’une voix faiblement fredonnante alors que tu reviens à la voiture de ton père.
« Pourquoi t’as pris autant de temps ?! s’agace-t-il en démarrant précipitamment.
Tu l’as fait au moins ? » Tu brandis ton portable devant ses yeux, il pousse un grognement ravi avant de chasser l’écran de sa vue d’un geste impatient.
« Je suis fier de toi ma fille, tu fais honneur à la lignée des Strozzi. Tu veux que je t’emmène quelque part maintenant ?
- Une soirée chez un pote, il habite pas loin de la bibliothèque nationale... marmonnes-tu sans y réfléchir.
- Ah, une soirée ! C’est parfait, j’ai justement un truc pour toi, parfait pour une soirée ! Dans la boîte à gants. »Ta main se dirige rapidement vers l’endroit indiqué, ouvrant le couvercle sur un bordel de boîtes de cigares et de cigarettes, de bouts de papier roulés en pailles, parmi lequel trône un pochon de... ? dont la blancheur immaculée semble étinceler dans l’obscurité de la boîte.
« Fais une trace de coke à papa, tu veux ? Y’a tout ce qu’il faut là – il te faut quelques secondes pour réagir, innocemment ébahie par la tournure des événements, et à peine tu esquisses un geste pour prendre le matériel que ton père s’impatiente –
Prends le volant. » Il se penche vers la boîte à gants tandis que, le cœur battant de nouveau la chamade, tu t’élances vers le volant, et il en extrait un petit agenda dont il fait glisser une carte. Aussitôt cela fait il chasse tes mains du volant, replaçant l’une des siennes tout en t’arrachant le pochon de l’autre, l’agenda sur les genoux et la carte entre les dents. Tu ne peux t’empêcher d’admirer sa dextérité, une dextérité acquise par habitude assurément, alors que sans même regarder devant lui, il parvient à ne pas dévier de la route tout en séparant la petite montagne immaculée sur l’agenda en deux lignes longues et épaisses.
« A toi l’honneur, qu’il te dit cérémonieusement en reprenant une maîtrise complète du véhicule,
tu m’assisteras quand t’auras fini. » Pas que ça t’étonne de la part de ton père, tu connais ses vices et te doutes de ceux qu’il te cache ; mais justement l’abolition de cette barrière morale entre lui et toi te laisse pantoise, tant et si bien qu’il doit te presser à nouveau pour que tu te fasses une paille avec un des papiers trouvés dans la boîte à gants, et que tu te penches sur le support. Tu aspires la trace en plusieurs fois – tout juste te relèves-tu qu’un frémissement te hérisse les poils sur les bras. Tu tends ensuite la paille au paternel, tenant l’agenda à sa hauteur – il tape avec une telle rapidité que tu n’as même pas le temps de t’en rendre compte, et que s’il ne reniflait pas avec insistance, tu croirais presque que rien ne s’est passé. Il pousse soudain un hurlement de loup, un hurlement de conquérant qui recrache toute sa puissance à la gueule du monde, et accélère vivement –
« Gloire aux Strozzi ! »***
T’allumes un cigare, directement importé de Cuba pour l’orgueilleux, luxurieux plaisir de s’encrasser les poumons, et tu t’enfonces dans le sofa de ton appartement – acquis il y a tout juste deux semaines – en poussant un soupir alangui et alourdi de fumée. Tout s’est accéléré depuis cette nuit. Tu rentres au bercail alors que le soleil se lève au-dessus de ta silhouette, éclairant ironiquement le chemin à parcourir jusqu’à chez-toi d’un pas titubant ; et quand tu franchis le pas de la porte ton regard croise immédiatement celui de ta mère, assise dans le canapé. Elle a les traits tirés, sans doute a-t-elle passé la nuit à guetter ton retour. Soudain elle se renfrogne, et l’amour qui parsème ses yeux sombres de petites lueurs apaisante – comme autant d’étoiles à l’éclat bleu timide dans une immensité noir d’encre – disparaît, à tout jamais sauras-tu plus tard. Toi, tu sens tes jambes flageoler, tu te sens crade – pleine d’alcool de coke de semence face à celle qui t’a appris qu’il fallait garder sa pureté pour prétendre regarder Dieu dans les yeux le jour venu – et t’as une telle envie de pleurer, de t’enfouir dans la poitrine de ta mère en sanglotant :
« J’ai tué quelqu’un maman je l’ai tuée elle est morte morte morte... » ... Maman ne tend pas les bras, elle ne voit que la verdeur méphistophélique de tes prunelles – marécages bourbeux et inquiétants, enveloppés d’une brume lourde, dans lesquels se terrent les monstres les plus laids, les plus abominables ; et ces monstres ce sont les tiens Beatrice, tes monstres de cruauté, de sadisme ; ton
inhumanité toute entière qui se dresse face à Maman... Maman se lève silencieusement, elle te tourne le dos et fuit vers son refuge, te fuit
toi. Après ça t’as pas tardé à te consacrer exclusivement aux besoins, surtout aux sales besognes, de la famille Ucello – intimider, voler, tuer... Et ta mère ne t’a plus jamais adressé la parole – en fait, en y réfléchissant, c’est comme si elle avait pieusement fait un vœu de silence, pour ne jamais avoir à dire sa douleur, parce que tu te souviens pas l’avoir entendue prononcer un seul mot pendant tout ce temps, elle qui en avait tant pour louer la beauté du monde. Puis un jour, un soir, t’es rentrée chez-toi. Comme d’habitude. Sauf qu’il régnait autour de la maison un silence lugubre, un silence si lourd que même les géraniums semblaient courber l’échine – et les hortensias se flétrir, leurs pétales chutant lentement au sol, larmes velouteuses et violacées. En entrant t’as senti tes intestins se serrer, comme deux serpents qui s’entortilleraient l’un autour de l’autre, se serrer si fort que t’as failli en gerber ; t’as crié
« Maman ? », même pas pour qu’elle te réponde, non, juste pour qu’elle esquisse un geste que tu aurais entendu – un placard qu’elle fermerait, une page qu’elle tournerait, un pas vers toi qu’elle retiendrait... Rien, si ce n’est ce silence encore, et cette absence oppressante dans laquelle résonnaient les battements angoissés de ton cœur – les
boum boum frénétiques battaient la cadence affolée de ta marche vers le refuge maternel.
Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,
Un soleil blanc comme un crachat d’estaminet
Sur une litière de jaunes genêtsLa porte s’ouvrit... s’ouvrit sur ta mère, allongée de manière peu naturelle, effondrée plutôt, en travers du lit... la raideur de son corps, le figement de son visage en une expression de panique... Tu t’es précipitée aussitôt, alors que le monde s’effondrait sous tes pieds, t’es allée l’examiner, examiner son
cadavre. Trois balles... une
rafale de trois balles, deux logées dans la poitrine, la première sans doute au cœur, et une troisième que t’as retrouvée enfoncée dans le mur derrière.
Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou,
Et il frissonne, sans personne ! ...Quelqu’un, armé d’un Beretta 93R, a tué ta mère. Là-dessus tu te réveilles brusquement, le cigare tombé à tes pieds – combien de fois cela t’arrive-t-il, et combien de fois as-tu paradoxalement remercié une divinité que tu ne saurais plus nommer de n’avoir pas déclenché un incendie... Comme si la réminiscence perverse du meurtre de ta mère cherchait à t’emporter avec elle.
***
Encore aujourd’hui on te regarde de travers lorsque tu parcours les couloirs du Q.G. Dans les yeux de chacun d’eux, tu décèles un amalgame paradoxal de mépris et de crainte, parfois du dégoût aussi – c’est que ta sombre histoire est ici connue de tous, et qu’au meilleur des cas on se contente de dire que tu es « digne d’un Strozzi ». La mort de ta mère a brisé en vous – en toi et en ton père – quelque chose d’indicible, quelque chose comme les chaînes fragiles, rouillées, qui retenaient les bêtes hideuses de vos esprits torturés. Du matin au soir vous buviez et fumiez, preniez de la cocaïne et vous précipitiez à accomplir les funestes missions de la famille ; tout n’était que sexe, sang et poker... Et toi, le Beretta 93R hantait – hante parfois encore – tes nuits, tu devenais peu à peu l’héroïne téméraire et tourmentée de ta propre tragédie, tu ne vivais plus que pour une vengeance secrète. Et puis le soir de la vengeance est arrivé – les mains de ton père, qui n’est plus vraiment ton père mais ce double vague et menaçant de ta propre personne, serrent ton bassin étroit, sa bouche chuchote à ton oreille des mots doux qui empestent le whisky, des
« Ma fille, ma fille, ma douce chérie, papa est si seul depuis que ta maman est morte... » ; tu t’abandonnes à son toucher dévoyé, t’allonges docilement dans le canapé lorsqu’il t’y bascule, couvrant ta peau hâlée de baisers infâmes... ses doigts remontent sur la courbe de tes hanches jusqu’à tes seins, il ferme les yeux et se penche vers toi, les lèvres tendues – une torpeur t’a prise, une absence écœurée d’abord qu’un flot de colère, d’une ire glacée, a ensuite submergé, t’extirpant à ce flegme désabusé pour te livrer toute entière à la fureur sanguinaire d’une Médée orientale...
Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,Tu t’empares vivement de l’arme accrochée à sa ceinture et la braques aussitôt face à son visage – il a à peine le temps d’écarquiller les yeux que tu lui craches haineusement :
« T’as vraiment cru que je saurais pas ? » Il ouvre la bouche, des mensonges plein la bouche que tu refuses d’entendre, alors tu presses la détente – trois balles dans la tête, qui t’explose dessus en un feu d’artifice mortifère de chair, de cervelle et de sang, et le paternel s’effondre sur toi. Tu jubiles – l’écarlate poisse paternelle qui te colle à la peau te dote d’une force perverse, grâce à laquelle tu pousses et fais tomber le corps, ne gardant de cet être que son Beretta 93R. Il ne t’a fallu que deux jours – deux jours que ta mémoire ne saurait restituer, car c’étaient deux jours d’une transe sordide, fortement cocaïnée – pour débarquer dans le bureau du
padre.
« Comme vous pouvez le constater, as-tu déclaré en sortant le revolver de ton père,
va falloir vous trouver un nouveau sottocapo, et puis va falloir remplacer le capo qui va remplacer le sottocapo... » Tu fais tourner le Beretta autour de ton doigt avec une insouciance feinte, fixant don Ucello de tes yeux verdâtres, allumés d’une lueur sinistre.
Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.Mais parfois, la nuit, quand tu fermes les yeux, tu crois entendre quelqu’un chuchoter, dans le léger mouvement des rideaux agités par une brise, « Naïma, Naïma... » ; et parfois tu te tais, mais parfois tu demandes, d’une voix basse et incertaine :
« C’est qui Naïma ? ». Alors se fait un silence de mort.
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.