« Pardonnez-moi mon père, j'ai péché.
J'ai écorché. J'ai tailladé. J'ai dépouillé.
J'ai ouvert les blessures. J'ai observé.
J'ai souri. J'ai apprécié le spectacle.
J'en ai redemandé. »
2008
quatorze ans
Le regard ravageur, les braises calmées dans les iris. Chevelure chatoyante, elle fronce les sourcils et les poings suivent le mouvement. Dédain et arrogance, elle peine à déglutir, amertume qui rappe le fond de sa gorge, acrimonie qui lui laisse un goût dégueulasse sur le gosier. Elle a été princesse, elle a été reine, elle a été suprême, elle a été prépondérance, royauté sur les phalanges qu'elle fait claquer, pouce et majeur qui laissent échapper à eux deux un son brut et sec, stricte et impérieux. Tout s'écroule en une fraction de seconde, les fondations ne sont que poussières, les sûretés disparaissent et esquissent la fin d'un empire, d'une souveraineté qu'elle n'a pas assez goûté. La mondaine devient salissure, souillure, saloperie que l'on piétine et que l'on fait traîner dans les draps de soie qui s'apparentent à des sentiers boueux. Noirceur sur l'âme autrefois satinée, elle observe son prestige dégringoler. «
Prenez-la. Prenez-la ! » qu'il supplie, les genoux retombant sur le sol qui craquèle, le parquet délabré manquant de s'effondrer. Il a les deux mains jointes, le menton baissé. Les paupières dissimulent les prunelles bleutées, la mâchoire est serrée dans une crainte qu'elle distingue. Assise dans les escaliers, la robe blanche couvre le corps frêle et chétif. Candide princesse qui mâchouille un biscuit en ne tendant qu'une seule oreille vers la conversation. Cela ne la concerne pas, et comme on lui a si bien répété, maintes et maintes fois, il est blâmable et répréhensible de satisfaire un intérêt qui ne constitue aucunement ses affaires. Une bouchée, elle voit les miettes tombées et son espace s'assombrir. La forme d'une carrure, silhouette imposante qu'elle n'a jamais rencontré, elle relève le faciès dans un sourire immature et espiègle. Stupide enfant qui transperce d'une œillade, elle tend son gâteau vers l'individu inconnu.
S'il connaît papa, il doit être gentil. Pensée qui l'effleura le temps d'un instant, moment saccadé, fracassé, rompu par la paume qui entoure son poignet. La pression la fait grimacer mais aucun mot ne réussit à trouver son chemin vers la sortie. Lippes scellées, elle jette un regard attristé vers son paternel, l'expression troublée et lointaine, une forme de terreur et de témérité. Il ne bouge pas, pas même il ne scille quand elle réussit à articuler. «
Papa ? » On la tire, on lui arrache sa liberté, si fort vers l'avant qu'elle finit par céder à l'attraction. Ses jambes cognent le bois de l'escalier, elle grimace et se mord la lèvre inférieure. Aucune réaction du géniteur. Alors elle frappe, de ses petits poings ridicules, elle maltraite, elle afflige les déveines, calamités qui ne le font pas trembler. Elle a la larme difficile, cette dernière qui glisse sur la pommette et qui la rougit doucettement. «
Arrête donc de geindre, Jed. » Figée sous l'intonation. Sévère, tranchante, tyrannique, despotique, dictatoriale mais
irrésistible. Elle déglutit, a la bouche entrouverte et le souffle coupé. Les rouages sont coincés dans son être, ça peine à fonctionner aisément, ça peine à faire vivre, seul un râle de désolation poignarde. «
Tes cris pourraient presque me faire penser que tu apprécies un minimum le traitement donné. Râleuse et indomptable, si différente de ta sœurette. »
Soeurette, Hedda. Celle qui est partie, il y a deux ans déjà.
Mariage, que l'on a dit.
Mensonge, qu'on pense désormais. Elle hurle à la mort, cette même faucheuse qui est tombée sur le crâne de la frangine.
2010
seize ans
Le rire résonne, ricoche sur les façades de la maisonnée où elle a pris ses repères depuis deux années. Elle tapote l'épaule de la jeune femme à ses côtés, d'une poignées de mois son aîné. Les sourires fendent les deux visages féminins, semblant de bonheur qu'elles dessinent communément. Une bière dans la main, elle maintient un silence qui ne coupe pas court, entretient l'atmosphère de tranquillité qui règne en maître dans la pièce.
Pour une fois. Car d'habitude, c'est une toute autre ambiance qui fait écho, qui bousille les tympans dans les railleries, moqueries et hennissements de guenons déchaînées. La paume passe dans la tignasse ardente, elle y défait les nœuds en forçant le passage, entendant parfois les cheveux se craquer sous les mouvements brusques. Elle fronce les sourcils, légère douleur sur le crâne qu'elle oublie la seconde suivante. «
Une dernière virée, entre truands ? Je n'ai plus rien à perdre et ce soir est certainement ma dernière soirée. » Elle passe ses doigts sur ses lèvres, enlevant de son majeur les quelques gouttes de bière qu'elle aurait pu savourer en y passant le bout de sa langue. La vérité est là, présente et qu'elle seule remarque. Elle déteste l'alcool, même en infime quantité. Ne supporte pas la saveur ni le fumet, douce mélancolie qui l'affaiblit de nostalgie.
Mon père avait l'habitude de boire celles-ci. Un soupir, les paupières s'abaissent et elle laisse l'obscurité s'emparer de sa vision masquée. Des réminiscence, cicatrices du passé qu'elle ne peut négliger. Elle est et restera, quoiqu'on en dise,
Jed Kaiser.
« Pourquoi Luci ?
- Excuse moi ?
- Pourquoi ce prénom ?
- On dit qu'il a perdu sa plus jeune des filles. Luci, la sœur de Faust. Jamais vue à quoi elle pouvait ressembler, mais elle était plus âgée que moi.
- Mais ils t'appellent encore Jed ?
- Seulement Faust. J'suppose que c'est le seul mec sensé qui a conscience du fait que je ne suis en aucun cas de leur famille. »
Elle roule des yeux, les pose sur Evelyn pour lui faire comprendre qu'elles n'ont pas une seconde à perdre si elles veulent toutes les deux, en compagnie des comparses, s'amuser une -
peut-être - dernière fois, tous ensemble. Demain, elle affronte le Mal. Demain, on lui demande de faire tomber l'un des quatre souverains. Demain, on lui demande d'ébranler l'ordre établi dans l'un des quartiers. Demain, on lui demande d'affaiblir les sans cœur pour que les autres clans puissent facilement piétiner sur le cadavre inanimé d'un empire délaissé. Demain,
on lui demande de réaliser l'impossible. Et Luci, elle s'est préparée à l'inévitable éventualité :
mourir.
2011
dix sept ans
On la traite comme la moins que rien qu'elle a toujours été. On la regarde de haut, on la toise nonchalamment, on serait presque prêt à cracher un mollard ignominieux et répulsif quand les regards font semblant de ne rien voir, d'ignorer la présence de la
Jolie Rousse. Puis on se rappelle du sort offert aux vicelards naïfs qui espèrent outrepasser la suprématie de leur figure d'autorité.
Nazario Verrochio. Frémissent ceux qui ne sont pas habitués à l'entente de cette identité, tremblent ceux qui ont croisé l'impitoyable, l'innommable créature.
Mais elle a attenté à votre vie. Elle a voulu vous tuer. qu'ils articulent, voulant raisonner le fou qu'il est devenu. Aliéné, aveuglé par l'enfant qu'elle a été il y a de cela quelques mois, qu'ils prétendent. Théories, spéculations, toujours plus farfelues les unes que les autres. Sorcière, manipulatrice, bestiole démoniaque qui joue la carte de la douceur et de la tendresse,
sans scrupule. Et la dernière hypothèse s'avère réelle.
« Il m'a forcé. Ils m'a obligé. Il m'a menacé. Ma vie, contre la vôtre. Mon existence contre votre chute. Tuez-le. Tuez-le. Je ne veux rien avoir à faire avec lui. Je n'ai jamais voulu ce qu'il m'a donné. Délivrez-moi de l'Enfer dans lequel il m'a emprisonné. Je n'ai jamais voulu le suivre. »
Supplications alors que les mots ont du mal à sortir. Simulacres, fabulations. Elle a elle-même acceptée, elle a elle-même donnée, sur un plateau d'argent, son innocence artificielle. Loyauté au père Vespucci, elle lui a promis son dévouement. Elle lui a promis sa fidélité en échange d'une relation père/fille qu'elle n'a jamais expérimenté en étant
Jed Kaiser. Et pourtant, elle sauve sa peau. Sa peau, avant celle du père qui n'est pas sien. Sa survie, avant la sienne, car elle sait qu'avouer serait synonyme de mort, car elle a conscience du fait que dans les iris qui la contemplent, la tolérance n'est que rarement perceptible. Drainée de toute énergie, amochée par les coups, par les blessures, par les sauvages qui lui ont sauté dessus avant de la couver précieusement dans l'idée malséante de soigner le monarque par celle qui a menacé sa vie.
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flashback
sanguis eius miscetque alterius
«
Attendez, atte-... » Les cheveux tirés vers l'arrière, elle crie. Ce même râle qu'elle a poussé quand le père Vespucci est venu la chercher il y a deux ans, répété et gueulé d'une force à en faire vibrer les entrailles. Elle entend les atrocités, elle entend les férocités, les langues se délient et énoncent les supplices prêts à être accomplis. «
Et vous allez en faire quoi, de votre chef hein ? L'emmener à l'hôpital pour qu'on puisse tous assister à l'insuffisance et à la misère de votre suprême ? » Ils froncent les sourcils, ils se stoppent. Tous, sans exception, la laissent les genoux sur le parquet, les genoux couverts d'une couleur violacée, de même que les bras et le menton. Elle se permet. L'esquisse d'une raillerie sur le bout des lèvres qu'elle humecte, bout de la langue qui se plait à dissiper un carmin qui est sien. Provocatrice, agitatrice et impétueuse. «
Vous allez tous vous faire marcher sur les pieds quand ils verront la carcasse inanimée de votre souverain. » Elle rit. Moquerie, taquinerie. Elle n'a pas peur des représailles. Si elles doivent avoir lieu,
qu'il en soit ainsi. Mais s'il y a une échappatoire, autant l'agripper pour sauver le reste d'existence qui lui promet encore surprises et infortunes.
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«
C'est ta parole contre la sienne. Et étant donné que tu es celle qui, dans la finalité, m'a sauvé, je suppose que je devrais te donner plus de crédit qu'à ce vieil homme stupide. » La voix du parrain Verrochio lui fait serrer la mâchoire. Bien trop de prestance, bien trop imposant, bien trop de tenue en cet individu qu'elle aurait pu destituer. Elle ne sait pas, elle ne distingue pas dans la parole ni dans les yeux, les planifications de l'homme éloquent aux secrets silencieux. Mystères muets, tus dans la parole dont il sait faire usage, elle le scrute avec une naïveté factice. «
Des maladies quelconques, ton père ? » Interrogation sur le faciès de l'adolescente, elle penche la tête sur l'un des côtés comme pour souligner l'incompréhension qui se dessine en elle. Elle ne répond pas, elle ne comprend pas et pourtant, elle est celle qui a longtemps surveillé les Verrochio de son air détaché. «
Autant en profiter pour faucher les organes que l'on peut revendre à un bon prix. » Elle déglutit, presque effrayée par le calme qui s'articule avec aisance. «
Non. » Froide, glaciale, prompte et impérative. Il grince des dents, il sent l'incitation à l'emportement, le défi et l'agressivité. Il peut le lire dans les iris d'une clarté inébriante. Elle ne sera pas facile à dresser.