Anne ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?Elle se tenait au bord du lit comme au bord d’un trône, souveraine à la longue chevelure brune et aux yeux ambrés cerclés de noir, la même histoire franchissant la barrière de ses lèvres pour la septième nuit d’affilé. Ses héritiers avaient décidé d’élire domicile dans une seule chambre, alors on avait fait tombé les murs et on avait disposé les matelas les uns à côté des autres. En cercle d’abord, pour que leur mère s’installe au centre, qu’elle préside l’assemblée extraordinaire ; puis en rang d’oignons, jusqu’à ce qu’on leur procure de véritables sommiers et que la pièce ne se transforme en dortoir. Et chaque soir, la même routine. La Reine, assise sur un lit différent, contant l’histoire de la Barbe Bleue.
«
Et pourquoi elle est bleue sa barbe ? Pourquoi pas violette ? »
Pourquoi pas verte ? Barbe Jaune. Barbe Rouge. C’est plus effrayant, ça, une barbe rouge.
Elle n’y faisait plus attention, les voix s’élevant sans qu’elle s’attarde pour autant. Elle avait pris l’habitude de les entendre ricaner pour rien, certains roulant sur leur matelas en se tenant les côtes, gesticulant dans tous les sens, incapables de rester en place. Ses petits soldats. Que pouvait-elle faire de plus ? Le spectacle était grandiose, teinté de rires, la joie s’écrasant si violemment contre les murs qu’elle aurait bien été capable de les pousser. Elle ne disait rien, c’était trop beau pour être gâché. Elle, qui avait bâti cet empire, qui avait vu son ventre s’arrondir, aussi plat que la terre ; elle, a qui il avait fallu sept mômes pour créer tout un univers. Sept fils. Sept bambins qui hériteraient un jour de la demeure Giacconi, de l’entreprise familiale que leur père avait construit à la sueur de son front, entrepreneur honnête et respecté. Et puis elle, que la caméra avait un jour figée dans le temps jusqu’à que les cloques s’enchaînent, le ventre brûlé par ce désir ardent d’enfanter. Elle était tombée dans l’oubli, les médias ne s’intéressant même plus à elle. Elle était trop normale, trop aimante ; trop banale. Sauf aux yeux d’ébènes sans cesse braqués sur elle, huitième merveille du monde.
Dès que Giovanni dit Barbe Pouet, on fonce tous sur Maman. Et sous une nuée de bambins, elle avait disparu.
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Je ne vois rien, que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.ll faisait beau ce jour-là. La mer au-dessus de leur tête d’un bleu tellement clair qu’on aurait pu s’y laisser couler sans craindre la noyade. L’éclat du soleil comme un halo divin se reflétait en toute chose, soleil d’été venu arroser les quelques âmes qui s’étaient pressées là. La légère brise apaisant leurs joues submergées de rouge, attisant les braises de leur colère, faisant battre leurs chevelures, flammes brunes dans l’air brûlant. Il faisait beau ce jour-là.
Il ne pleuvait que sur leurs joues.
Tenant fermement la main forte et moite de son père, Cesare fixait ce trou dans le sol avec l’envie de venir s’y coucher. Pas l’
envie, non ; le besoin. Il pouvait lire le même souhait sur les visages de ses frères aînés, les poings et la mâchoire parfois serrés. Les larmes étaient vaines. Elles ne ramenaient jamais rien, ni personne. Alors à quoi bon ? Bientôt, le cinquième soldat ne serait plus qu’un mauvais souvenir, abandonné à la terre, offert en pâture aux vers qui se feraient un plaisir de venir ronger son cadavre. Cesare l’imaginait déjà, deux énormes scarabées à la place des yeux, les insectes roulant de ses oreilles, sortant de sa bouche. La pensée lui retournait l’estomac et il aurait tout donné pour prendre la place du damné.
On l’avait enterré sous l’un des sept peupliers qui régnaient sur le domaine. Le cinquième peuplier, pour être plus précis ; l’un des plus jeunes.
«
Papa ? »
Ils ne savaient plus vraiment où ils allaient, marchant un peu en retrait, derrière les autres ; les cinq autres fous encore debout, et puis leur Reine.
«
C’est de ma faute. J’aurais du porter chance. J’aurais du vous porter chance, et… »
Le Septième. La malédiction.
Plus un mot. Un soupir. Un souffle, qui le séparait du gouffre, qui le différenciait des morts. Une étreinte, le père et le fils marchant côte à côte, le bras fort et rassurant autour des épaules fragiles et prêtes à céder.
Et sous une couche d’argile, ils avaient disparu.
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Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était.Et les mains de Cesare s’égaraient sur ses hanches, électriques sur sa peau dorée, ses baisers désespérés quittant le cou de sa déesse d’un soir pour s’attarder sur son torse, ses lèvres cherchant une poitrine qui n’existait pas, ou pas encore assez. Elle était autre, cette divinité, ses vêtements de femme tombant sur ses bras maigres, les os saillants et la mâchoire prononcée, le fond de teint dissimulant à peine les méfaits causés par un rasage quotidien sur ses joues creusées.
Eh, Romeo, j’ai de quoi te la faire oublier, ta Juliette. Quelques billets sur une table basse où il l’allongerait bientôt, entre la poussière et la poudre, les pupilles dilatées, son regard dévorant sa chair tandis que ses doigts s’aventuraient ailleurs, tandis qu’elle lui appartenait. Qu’
il lui appartenait. Cesare ne savait jamais, incapable de saisir la subtilité, sirène au chant grave qui lui rappelait la voix douce et les gémissements d’un autre, d’un souvenir dont il ne parvenait à se défaire. Il revoyait encore le maquillage et le regard perdu, désemparé. Il l’imaginait parfois, vêtu de bas en dentelle rouge, une cigarette se consumant à la commissure de ses lèvres pourpres ; nu sous une robe aux teintes claires. Et la pensée le rendait malade, comme le jour où il l’avait surpris, le contenu de son estomac baptisant le trottoir de la rue sombre où il s’était réfugié pour se soustraire aux jugements des Hommes.
Et maintenant ? Il se perdait dans les reins d’autres chimères. Jamais complètement femmes, à l’image de celui qu’il chérissait secrètement, simple soldat condamné à vendre un rêve quand tout n’était que cauchemar.
«
Eh, gamin. »
Un mégot de plus sur les pavés de la ville.
«
J’ai de quoi te la faire oublier, ta Juliette. »
Quelques mots qu’il soufflait à l’égard des âmes esseulées des rues de Florence, entre deux bouffées de goudron. Quelques mots qui avaient causé sa perte, une fois Marco évaporé ; une prière qu’il répétait sans cesse pour refourguer sa merde aux plus désespérés. Un peu de poudre et ça repart, gamin ; promis ça ira mieux demain.
Et dans un nuage de fumée, il avait disparu.