Ils l’avaient piégé. Ces loups affamés avaient refermé leurs crocs sur lui. Sa naïveté avait tenté de l’épargner, de poser ses douces mains enfantines devant les yeux de Ragnar. Sauf qu’il avait vu. Il avait tout vu. Quelques billets passés d’une main à une autre et puis lui, agneau solitaire et fragile, qu’on abandonne à une meute alléchée. Une main s’était posée sur son épaule, une main dure et froide comme celle de la Faucheuse venue récupérer cette petite âme qu’elle entreposerait bien entre la tête de cerf empaillée et le trophée de meilleur chasseur de vivant dans son salon. Ragnar, il avait baissé la tête docilement. Ses cheveux blonds volaient légèrement, balancés par la brise nocturne. Dans cette ruelle, pas un chat, pas un chien, pas une seule putain tapinant dans l’obscurité.
Ces démons, ils prévoyaient de le découper. De voir ce qu’il cachait à l’intérieur de son petit ventre tout pâle. Il n’en voulait pas à son âme, il n’en voulait qu’à son corps. Ragnar ne tremblait pas. Sans ses parents, le gosse n’était rien. Un simple bout de viande en sursis, attendant qu’une bande de chiens galeux viennent planter leurs crocs dans le butin.
Ils avancèrent. Lui au centre et les trois hommes l’entourant, tel un cerbère agitant ses trois têtes et laissant de gros coulis de bave sur son passage. Argent, argent, argent. Le seul mot que leurs babines putréfiées étaient encore capable de prononcer. Deux des ombres s’éloignèrent, partant vérifier que la lame trancherait bien et que les entrailles chaudes trouveraient une place de choix dans des caissons. Ne restait qu’un ultime cavalier sans tête. Sa lourde main attrapa Ragnar par les cheveux et le plaqua contre les briques froides d’un mur. Ses doigts tremblaient, son rire claquait dans l’obscurité. Il brûlait d’impatience et d’excitation le salaud. Lui arracher ce qui le maintenait en vie n’était pas suffisant, pas assez à son goût. Il fallait d’abord qu’il le salisse un peu, qu’il lui arrache son honneur et son humanité avant de l’envoyer à l’abattoir. Un petit coup vite fait pendant que les collègues avaient le dos tourné. Ragnar sentit la main de l’inconnu se glisser sur ses vêtements, tentant de les lui tirer.
Alors le faon devint rat d’égout. Ses dents s’enfoncèrent profondément dans la chair, en arrachant un large morceau et emplissant sa bouche d’un liquide au goût métallique. Les phalanges du cavalier sans tête heurtèrent sa tempe, il chuta. Sa main attrapa une pierre et la jeta, insufflant sa haine et sa rage de vivre à son coup. L’orbite craqua sous l’impact, des cris déchirant déchirèrent la nuit. Ragnar se redressa et courut. Courut tel le chat de gouttière qu’il était désormais. Ses pieds le menèrent jusqu’à une maison proche où il s’engouffra en passant par la trappe du chien. Toute la nuit, le gamin resta recroquevillé. Les cavaliers allaient le retrouver et ils le tueraient. Ils le déchireraient à mains nues, ils en feraient de la pâtée. Sauf que jamais ces ogres ne l’attraperaient, jamais ils ne parviendraient à leurs fins. Florence la catin avait décidé d’épargner une vie ce soir-là.
*
Les vivants l’exaspéraient. Soigner ces gens malades le répugnait. Ils râlaient, ils se lamentaient ou pire encore, ils positivaient. Ragnar avait une passion malsaine pour la médecine, la belle, la sale, la brute, la vraie. Celle qui l’amenait à plonger les deux mains dans un corps. Celle qui lui amenait le cœur au bord des lèvres à chaque fois qu’il songeait à ce sort qu’on lui aurait réservé s’il n’avait pas réussi à s’échapper. Un cadavre de plus, un énième mort tapissant les rivières pourpres de Florence.
Ragnar avait donc décidé de tenir compagnie à la mort, il s’en faisait même messager. Légiste, voilà une discipline qui lui conviendrait à merveille. Sans parler du clan Ucello, sa famille qu’il chérissait. Toutes ces années d’étude, Ragnar les mettait désormais à leur profit. Ce seraient pour eux qu’il pratiquerait. Ceux qu’ils désiraient voir disparaître disparaîtraient en silence et ceux qu’ils désiraient être étudiés avec plus d’attention, le seraient au centuple.
Là, debout devant sa table métallique et gelée, un nouveau trépassé. Un corps pâle, froid et sans vie. Un garçon, trop jeune pour survivre à Florence. Elle l’avait avalé, non gobé. Ses bras maigrelets étaient couverts de traces de piqûres. Foutus Caravaggio. Aucun impact de balles. Les Ucello n’étaient pas impliqués. Ragnar posa le regard sur cette nouvelle perte pour la ville italienne. Encore une âme innocente qui brûlerait en Enfer. Un de plus à tomber sous les coups d’une cité vengeresse. Tant pis. Lui, il ne se lamentait pas. Il ne pleurait pas sur le pauvre sort que Florence infligeait aux siens. Il avançait. Encore et toujours.
*
Elle était rentrée plus tôt, l’hôpital était calme et elle pensait pouvoir passer une douce soirée avec son légiste d’amant. Naïve la gazelle. Quand elle était arrivée dans le salon, quelques gémissements avaient déjà pu attirer son attention. Sur le coup, elle comprit mais son esprit revêche voulut la persuader du contraire. Ragnar était peut-être occupé à regarder un film à la télé, peut-être n’était-il pas en train de la trahir, de l’humilier, de briser son estime d’elle-même.
Alors lentement, sur la pointe des pieds, elle s’avança. Dans le couloir, elle entendit des cris étouffés et des rires. La porte de la chambre était entrouverte alors, la stupide se pencha. La réalité lui explosa au visage. Elle n’était rien pour lui, rien qu’un jouet de plus. Son cœur saigna, un peu puis beaucoup, en voyant le long corps nu et musculeux de Ragnar s’activer sur celui fin et gracile d’une brunette. Deux autres mains glissaient sur le dos et les fesses de l’homme, une rousse était assise à leurs côtés, son regard se perdant sur le spectacle offert par le légiste et sa conquête.
Elle retint un sanglot la spectatrice, elle voulait se détourner ou fermer les yeux mais son âme se dissipait peu à peu, la laissant pétrifiée devant la scène. Ragnar se redressa, quitta les hanches de la brune pour se jeter sur la rousse. Elle aussi, se mit à beugler de plaisir.
Dans un mouvement involontaire, son pied heurta la porte. Celle-ci s’ouvrit plus grand. Ragnar et ses deux conquêtes relevèrent la tête. Trois regards fixés sur elle, accroché à elle. Durant un instant, elle crut qu’il allait se précipiter sur ses pieds et la raisonner. Lui expliquer que ce n’était qu’une erreur et qu’il ne recommencerait jamais. Ragnar la fixa droit dans les yeux et administra un coup de rein si fort que la rousse en tomba presque du lit.
Enfin, elle se détourna. Fuyant, quittant l’antre de ce monstre qui s’était joué d’elle et qui se moquait de ses sentiments. Dans son dos, elle entendit la symphonie des cris de plaisir, de jouissance. Elle n’avait pas encore atteint la porte que les demoiselles dans la chambre avaient atteint le nirvana. Elle les entendit rire, soupirer, profiter de ce que Ragnar leur offrait. Et enfin, elle pleura.