aurore.
L'enfant tournoie, virevolte, sautille dans sa robe blanche. Ses cheveux blonds sont soigneusement tressés par la nourrice du domaine, agrémenté de quelques rubans roses pâles sélectionnés avec soin. A son bras, un petit panier assorti. Les autres enfants gambadent tandis que les parents se régalent des mets fins préparés par leur hôte.
Agostina Visconti. La femme est riche, patronne des arts, grande mécène de Rome, femme aux caprices sans égal. Et riche, affreusement riche. Tout ça, elle ne le doit pas uniquement qu'à son mariage. La mondaine est intelligente, rusée. Après son divorce, elle a enchaîné les placements astucieux. Agostina est fière, secrète mais elle envie la beauté, la distinction de ses commères, leur insouciance surtout.
Comme cette jeune femme, dans sa tenue assortie à celle de sa fille, qui tient la main de la petite dans la sienne, portrait
parfait. Son propre sang retrouvé. Elle voit dans ce duo l'étrange portrait de ce qu'elle aurait aimé être, avoir, elle la femme à l'union infructueuse, aux rêves d'enfants coupés courts par le sang au réveil, accompagné par les larmes de la perte et le refus du mari de tenter de nouveau. Mais ce n'est pas grave. La richesse, Agostina la trouve chez ses protégés, les enfants de l'orphelinat dont elle est la bienfaitrice. La voici marraine, sainte presque, la protectrice aveuglée par sa propre sainteté. Il ne lui faut plus de mari, il ne lui faut pas d'enfant, juste des ouailles et les présences douces des âmes sur lequel elle veille, dans son esprit.
Derrière les sourires et les faux semblants, il y a de la haine, pour cette femme à l'enfant.
Sa sœur. Maddalena, la préférée, la parfaite. Celle qui aspirait l'amour parental, l'oisive qui est partie à l'autre bout du pays, les abandonnant tous alors que leur mère était malade. Agostina, elle a tout porté sur ses épaules à la mort de leur père. Maddalena, c'était la petite, la dernière. Les conflits éclataient mais l'amour était là. C'est celle qui a réapparue à sa porte quelques semaines auparavant, après des années d'absence, une enfant dans ses bras. Maintenant, elle s'infiltre dans sa vie, à elle, celle qui a réussit. La petite Maddalena charme l'entourage tout comme la petite, l'affront à Agostina, la
mère sans enfant.Agostina, elle se méfie de la sœur prodigue. Il y a les regards en coin, les silences, les méchancetés dissimulés à l'égard de la jeune mère.
D'où viens-tu ? Qui est le père ? Les réponses sont évasives, et toujours ce
masque, une chose que les sœurs ont en commun. Puis, Agostina remarque les gestes discrets à l'égard des amis, les caresses imperceptibles. Puis les négligences, la marque rouge sur le poignet de la petite. La méfiance s'installe. Agostina ravie la petite lorsqu'elle le peut. Pose quelques questions qui restent sans réponse.
L'innocence de l'enfant. Puis les excès, les dépenses de Maddalena, ses aventures et l'enfant délaissée. Lorsque celle-ci est reprit par Agostina, il y a des scènes comme autrefois, comme lorsque les jouets étaient dérobées par la sœur rivale. Puis un soir, elle retrouve l'enfant dans un placard, enfermée, punie. Sur une impulsion, la femme appelle la police.
Quelques questions la surprennent. On parle d'un meurtre, d'une suspecte du même signalement que sa sœur. Il y a un étrange écho dans cette histoire... une prémonition peut être ? Une histoire de mère qui voulait un enfant, un père sans enfant aussi, supposé volé par sa sœur. La petite dans les bras, elle se rue dans sa chambre où elle attend à la fenêtre. L'histoire se répète de nouveau, ou plutôt c'est Maddalena qui sait tirer ces faveurs, agiter sous le nez à ces femmes qui attendent.
Qu'as-tu fais ? souffle-t-elle. Elles se battent, la petite tombe à terre, et quand à Agostina, elle chute. Caïn et Abel au féminin. Les sirènes tintent dans la nuit.
Serafina ne regarde pas. crie-t-elle. La petite marche sur le tapis du verre brisé, les rideaux claquent au vent alors que quelques mètres plus bas gît le corps d'Agostina.
La sœur assassinée.
aube.
Ce n'est pas seulement l'histoire de deux sœurs. Des années auparavant, une jeune fille à peine sortie de l'adolescence du nom de Maddalena s'était enfuit sur les routes d'Italie, pieds nues, pourvue d'un sac en toile contenant ses quelques maigres possessions. On disait que c'était au bras d'un amant, le fils du garagiste du coin, qu'elle était partie mais il avait flanché au dernier moment. La réalité était tout autre. Il y a de ces secrets qui ne se murmurent même pas entre sœurs. S'arrachant à son enfer personnel, elle décida de tout quitter. Fière, apeurée, il n'était pas question qu'elle revienne dans son petit village perdu au fin fond de la campagne pour s'afficher devant les regards acérés des vieux et des vieilles, gardiens moraux de ce patelin paumé. Avec à peine quelques billets en poche, elle avait pris le premier bus en direction de la ville la plus proche, puis avait quitté la région. La cité des masques l'avait accueilli...
Venise. Elle y était devenue fille de la nuit, putain, embrouillée par un soupirant menteur. Maddalena en avait connu des hommes, se forgeant impitoyable, s'élevant au rang de courtisane de luxe, s'entichant d'une fripouille locale avant d’atterrir en tant que femme de ménage, dame de compagnie de la femme du
don local.
C'était lui, Emilio, l'ombre des réceptions, sombre, les cheveux grisonnants, la cinquantaine. Fascination pour le pouvoir, l'argent, le dominant des canailles. Elle s'occupait soigneusement de sa poupée, son épouse, cette fille fragile qui sortait à peine, ayant pour seuls compagnons sa bible et son chapelet. Dans la fraîcheur du jardin, lors de ses promenades, elle venait rendre compte de sa santé au mari, appréciait les effleurements accidentels, se rêvant reine à la place reine. Il repoussait ses avances, mais elle l'assaillait de nouveau de ses charmes. Échec, encore, à nouveau, pour cet homme qui pourtant avait des maîtresses. Elle gagna alors la confiance de la femme, devint l'amie attachante, la sœur, celle qui attendait dans l'ombre. Son affection pour l'enfant fragile grandit, à ses dépends. Elle devint proche du coupe, presque famille, jusqu'à ce que survint la
demande...
... Parce que
Madame ne pouvait pas porter la vie dans ses entrailles. La fragilité l'empêchait d'être mère. Mais l'époux veut un héritier, et l'agneau est bien trop sage, croyant pour faire appel à de quelconques artifices. Un passage de son livre saint lui revint en mémoire : Abraham, Sarah, la servante, Hagar. Un soir, alitée, elle attrape la main de Maddalena, lui fait part de son plan, lui fait promettre aussi : un enfant, né d'une autre union, celle de son mari, et de sa dame de compagnie. Il y a de l'espoir, du désespoir et un peu de folie au creux des yeux de la femme qui se convint du bien de sa demande. Aux yeux du monde l'enfant sera
sien. Contenter son mari, devenir mère, peu importe les motivations pour Maddalena qui accepta, songeant à ce que cela pourrait lui apporter, serpent dans le nid familial.
Alors elle se donne à lui, des papillons dans le ventre, étreintes brèves sur le lit conjugal, tandis que l'épouse attend patiemment à l'extérieur. Les regards doux que le coupe se jette, un semblant de flamme retrouvé, tout ça l’écœure Maddalena mais elle attend. Puis, bientôt la vie fleurit au creux de son ventre. La nouvelle est accueillit avec joie par la future mère qui étreint l'amie, la sœur qu'elle s'est imaginée. La petite chambre au fond du couloir prend vie, on y place un berceau, quelques jouets, tandis que Maddalena est choyée. Parfois, elle coince le père, lui parle de
leurs enfants, ces deux jumelles à naître, s'insurge faussement pour l'épouse lorsqu'elle entend parler d’infidélités. Et tandis que, des mois plus tard, l'éprise donne enfin vie, elle comprends. Elle comprends avec amertume que son corps était le seul désiré, que l'idylle fantasmée est morte née.
Pour se venger, elle manigance, échafaude un plan sanglant, qui de simple fantasme, prend vie quelques temps plus tard. Maddalena assassine la fausse mère et enlève un des deux enfants, nouveau né. Ce n'est pas par amour, mais pour la valeur que celui-ci a : un atout dans sa manche face à ce père qui n'a que cela comme souvenir de son épouse, arrachée par la jalousie. L'enfant dans ses bras, elle s'enfuit en pleine nuit, courant en pleine campagne. Maddalena trouve refuge chez des paysans qui habitent non loin de la ville, puis elle repart sans rien si ce n'est ses vêtements sur son dos, loin de cet endroit, loin d'Emilio, avec cet enfant dont elle ne sait que faire désormais.
Sa fille. crépuscule.
L'alliance mensongère, le nom qui sonne faux, Maddalena a quitté Naples après la dispute qui a coûté la vie à sa sœur. Elle se renferme sur elle même, essaie de ne pas songer à ce fratricide qui lui ravage l'âme. L'enfant à ses côtés n'est que la coquille vide de ses rêves perdus, le bibelot qui agrémente la vie qu'elle commence à se forgé à Rome, son nouveau refuge. Elle se nourrit de l'attention des puissants, exhibe l'objet chéri aux yeux du monde, repoussé dans l'intimité. Sa fille charme, un peu trop sans doute. La jalousie s'empare de son cœur alors que les plans s'échafaudent. Elle vend son affection, offre à ceux qui le souhaitent, d'admirer sa poupée parfaite, son jouet qu'elle briserait d'un simple caprice.
L'histoire de Serafina commence. Peu à peu elle prend place sur la scène, elle grandit, dans l'ombre maternel, modelée par les colères de son sang, par l'éducation vicié, par les absences, et les nuits passées, seules dans l'obscurité alors que lui parvint les rires de sa mère et d'un quelconque amant. Cachée, dissimulée, montrée, exhibée... La fillette cherche des réponses mais celles-ci ne viennent pas. Même le cadre craquelé au fond de la valise alors qu'elle se prépare à partir pour Florence, qui montre ces deux fillettes souriantes, parmi lesquelles l'enfant reconnaît sa mère, empreinte du temps passé, vestige de l'humanité de Maddalena, ne lui offre ce qu'elle attend. Lorsqu'elle montre la photographie, Maddalena s'en empare, la déchire, l'âme en souffrance.
couchant.
Quelques années plus tard, elle s'arrache à l'obscurité. Rampante, elle longe le mur de plâtre, l'effleure du bout des doigts. Adolescente en fleur, cœur meurtrie par les tortures maternelles. Elle la voit d'ailleurs, l'origine de ses tourments. Dans la pénombre, elle se saisit d'un des couteaux qui traînent sur l'établi avant de se traîner jusqu'à la silhouette endormie. Il y a un peu d'hésitation dans ses gestes, puis, ferme, elle lève l'arme.
Vois-tu, mère, le monstre que tu as crée ? hurle-t-elle en abattant la lame sur le corps.
Le silence. Les applaudissements éclatent dans la salle alors qu'au premier rang Maddalena l'observe. La voici actrice, star, du haut de ses treize ans, petite poupée talentueuse qui fait jalouser les cantatrices vieillissantes. Elle jouit de la protection de ses mécènes qui délaissent les plus âgées pour profiter, innocemment ou moins, de l'enfant prodige. Sa protectrice profite des cadeaux, de la fortune, les petites attentions dirigées vers la fille qu'elle pousse dans les bras, les salons des individus qui cherche la compagnie de l'étoile montante.
C'est votre fille ? Le chasseur se fait poli, il adresse quelques sourires à la mère, laisse traîner son regard sur la fille. Maddalena se dit flatter, laisse échapper un rire cristallin. Serafina reste silencieuse, tente de profiter cette soirée organisée par le théâtre. Elle s'esquiverait mais la mère la rattrape par le poignet, la maintenant sur les épaules tandis que le regard qu'elle lui jette est lourd de menaces. Le cœur au bord des lèvres, l'enfant hoche la tête, murmure lorsqu'on lui pose quelques questions : sur l'école, sur ses amis, un petit ami peut-être ? Et ses passes temps ?
Quatorze ans et déjà la proie des loups, Maddalena prépare le terrain, l'agite sous leurs museaux avec malice. Désormais, ils l'invitent chez eux, dans leurs appartement luxueux de Florence, une tasse de thé chaud et quelques caresses timides, une main posé sur son épaule sans jamais aller plus loin tandis que la mère regarde. Toujours. On observe la marchandise, dans l'attente...
surement. Ca,
elle pactise avec le diable, marchande de chair, Serafina de loin observe ses filles à peine plus vieille que l'on livre aux bêtes. Effrayée, elle tente de s'esquiver, fantasme des fuites imaginées, mais là voici toujours enchaînée dans la cage dorée de ce monde malsain. Eux cherchent un peu de compagnie, sans jamais aller plus loin dans cette parade de l'étrange prix que la poupée blonde devra désormais être. Un jour, l'un d'eux l'invite de nouveau dans la chaleur de sa demeure. .
Sa mère s'esquive quelques instants de trop, prétextant un besoin de prendre l'air, agaçée par la fille pour une quelconque raison.
Seule. Pressant, il force sur elle, tendu qu'elle cri, pleure... tue. Ce n'était qu'un accident malencontreux, mais le monstre gît désormais à terre terrassé par la petite princesse. Lorsque la mère, alertée par le bruit, accoure, la furie juvénile se jette sur elle, toujours armée de la paire de ciseaux qu'elle a utilisé pour empaler le vieux dragon. Elle la renverse à terre, tandis que les lames rougies effleurent la peau de la traîtresse. Peut-être... mais pas encore. Elle laisse tomber les ciseaux, sanglotante, sa belle robe blanche, désormais maculée de tâches écarlates, et part se réfugier dans un coin, sous le regard apeuré de Maddalena. La
première fois, se dit Serafina, qu'une quelconque émotion est perceptible dans son regard.
soleil de minuit.
Seize ans. Elle en est incapable. Les lèvres effleurent son cou tandis que ses doigts plongent dans la crinière brune. Une conversation surprise au téléphone a confirmé ses doutes : virginité bientôt à vendre, la fille sera bientôt putain. Furieuse, effrayée, la petite s'enfuit, se réfugie dans les coulisses du théâtre. Elle réfléchit, à la fuite encore, à une possible délivrance. Le signe tant attendu prend la forme d'un sourire, d'un des autres acteurs à la fin d'une répétition. Plus âgé, la trentaine environ. Elle discute, reste avec lui alors que le théâtre ferme peu à peu. Le signal est subtile mais il comprend. Serafina cède. Sa main glisse le long de son bras, avant de se poser sur sa hanche l'amenant à elle. Le regret la submerge et elle le repousse, dit qu'il s'agit d'une erreur mais il ne relâche pas son étreinte. Quelques bruits de pas les surprennent tandis que l'homme est soudainement tirer en arrière. Réajustant sa tenue, Serafina lève les yeux, faisant face au regard furieux de sa mère. La tentative de vol du bien prisée a été stoppé. Silencieuse, elle se relève, les yeux embués de larmes, suivant sa mère alors que, l'homme disparaît dans l'ombre.
Fin de l'acte.
L'adolescente est
créature, cette chose modelée par un artisan dément forgée par les affres d'une existence qu'il aurait aimé oisive, heureuse, simple. Mais à chercher le compliqué,
elle s'est égarée. Il y a de l'amour, de la créature pour le créateur. Assise côte à côte, la tête sur l'épaule de la mère, silencieuse, toutes deux secouées de sanglots. Cet instant de dévoilement est la flamme fragile qui s'éteindra bientôt, la seule passerelle entre ces deux âmes, bientôt détruite par un ordre qui ne sera brisée que par la mort de l'une d'entre elles. Périlleuse entrepris qu'est cette vie en commun, alors que leur demeure revêt l'aspect d'une prison pour chacune d'entre elles. Nul ne pourrait saisir la complexité de la relation qui s'est tissé entre eux, alors que chacune souhaite secrètement la destruction de l'autre.
Chez Serafina, il y a de l'innocence dans ce désir, vite étouffé par la candeur qui a réussit à survivre malgré les affres de cette éducation brutale. Chez la mère c'est la peur, voir ce reflet, ce qu'elle s'était jurée de ne appeler
fille, de ne pas appeler
sienne, son propre sang. C'est un amour vicié qu'elle lui donne, corrompu par ses propres fautes et ses tourments... sans doute.
Est-ce que tu as souffert, maman ? Pourquoi es-tu partie ? L'audace de ces quelques questions n'est pas puni, mais n'est pas non plus récompensés par d'éventuels réponses. Juste le silence et pour Serafina cela suffit. Les yeux clos, elle profite de cet instant de paix, hors du temps, car bientôt recommenceront les jeux, les mauvais tours entre elles, un moyen de tromper la solitude dont elles font les frais, tandis que l'enfant s'enfoncera un peu plus dans l'enfer à laquelle on la voue.
Joyeux anniversaire Serafina. L'horloge du salon sonne minuit. Dix-sept ans. Le masque de Maddalena se reconstitue, on croirait son visage taillé dans le marbre tandis que ses prunelles se dardent sur la silhouette de la fille qu'elle repousse. Figée, la petite tremble.
Les jeux recommencent.