ANGELO ✝ miserere

Tomber enceinte avait été une torture sans nom pour Fiorella Velucci. D’abord parce qu’elle n’avait pas voulu de cet enfant. Péripatéticienne, ele voguait d’homme en homme sans jamais les revoir, ou si c’était le cas, elle se promettait de les considérer comme un nouvel homme chaque soir. Même les habitués. Son corps était une cave répugnante dans laquelle toute la vermine de la ville se retrouvait, elle n’était même pas sûre d’être en bonne santé, mais elle s’en fichait bien. Si elle était encore là, c’est que Dieu le voulait bien. Il la pardonnait pour ses fautes, pour avoir été la honte de la famille, la Marie couche-toi-là dont personne ne voudrait comme femme, mais dont le corps provocateur de beauté fatale appelait à la débauche. Elle n’avait pas d’éducation et vivait seule dans une chambre de bonne miteuse où elle ne pourrait abriter un enfant. D’autant plus qu’elle était au service de cet homme aussi machiavélique que Faust. Abusée, désabusée, la putain des bas quartiers avait tout fait pour cacher sa grossesse aux yeux du monde, s’emmitouflant dans de vieilles nippes durant l’hiver, feignant une maladie contagieuse, elle avait finalement été découverte par Hilda, une autre prostituée adepte de la défonce qui lui avait assuré qu’elle assurerait ses arrières. Un polichinelle dans le tiroir, ça la faisait bien rire. Elle ne pouvait même pas faire chanter le mafieux en prétextant être enceinte de lui, parce qu’elle savait qu’il égorgerait son enfant à peine celui-ci avait vu le jour. Après avoir hurlé toute la douleur du monde, Hilda en proie à une nouvelle drogue qui perdait l’équilibre à côté d’elle, elle posa ses yeux gris sur le petit être ensanglanté qui braillait pendu à un cordon, et c’est là qu’elle comprit le sens de la maternité mais également le sens de sa vie. Dieu lui avait donné le plus beau fils qui soit. « Angelo. » Murmura-t-elle au bout du rouleau tandis qu’Hilda l’emmitouflait dans une serviette manquant de faire tomber le bambin pour revenir couper le bout de chair hideux qui reliait l’enfant à sa mère. C’était la première fois qu’Hilda voyait sa collègue sourire. Elle avait l’air différente, elle aurait presque pu être belle si elle ne puait pas la transpiration et que son trop plein de maquillage ne coulait pas abondamment sur ses joues. « Merci mon Dieu. » Son fils sa rédemption, son salut.

Dieu a dit : honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu. Et c’est ce qu’Angelo a toujours fait. Sa mère, cette créature de Dieu si attrayante, si plaisante à regarder dans son plus simple appareil, ses longs cheveux bouclés tombant magnifiquement dans son dos dans un rideau ébène jurant à outrance avec la chevelure blonde de son gamin. C’est à se demander si c’est bien elle qui a enfanté. Elle le lui rappelle tous les jours. Il est son ange tombé des cieux, la prunelle de ses yeux, l’amour de sa vie. Et Angelo, il aime entendre la voix cassée de sa mère le rassurer chaque soir, lui rappeler qu’il est le seul homme de sa vie. Menteuse. Lui qui fait tout pour la rendre heureuse, qui s’est toujours tué à la tâche pour lui plaire, allant à l’église pour être un bon garçon, lui qui ne jure que par elle. Jadis, il se cramponnait à ses cuisses, se dissimulant dans ses jupons parce qu’il ne voulait la quitter. Leur humble chambre de bonne bien trop petite pour deux a été témoin d’un amour fusionnel. Elle lui soufflait sans cesse qu’elle était la seule à le comprendre son petit garçon, lui qui n’avait pas d’amis et qui n’en voulait pas. Angelo, c’est un solitaire, ou un exclusif. C’est sa mère qu’il veut. En grandissant, il n’a pas voulu rompre cette proximité. Il avait beau grandir, il dormait toujours tout contre elle, leurs peaux nues l’une contre l’autre, sa tête posée sur ce sein rassurant et maternel. Elle seule pouvait apaiser tous ses tourments d’un bref baiser sur les lèvres, de sa voix doucereuse qui lui répétait inlassablement : « mon bel ange. » Il a toujours placé sa mère au dessus des autres, il l’a bien honorée, en bon chrétien.  Il n’a pu faire de même avec son patriarche, parce qu’il n’en a jamais eu. Au lieu de ça, il s’est promis de servir Dieu en se livrant corps et âme dans sa tâche. Mais Dieu, que doit-on faire lorsque sa mère, celle que l’on aime d’un amour sans faille porte le déshonneur sur votre famille ? Fiorella prônait la force, le courage et les valeurs. Elle ne possédait aucune de ces vertus. Essayant de lire dans la bibliothèque de cet homme affreux, dont il n’avait pas mémorisé le nom tout simplement parce qu’il le méprisait, Angelo manquait de la présence de sa mère et se mit à sa recherche dans cette bâtisse immense. S’engouffrant dans un couloir, il courait avec hâte, jusqu’à ce que sa course soit perturbée par des sons répétitifs qu’il abhorrait. Des gémissements, toujours plus languissants, perdus entre la souffrance et l’extase. Le jeune homme maintenant adolescent tenta d’observer ce qui se passait au travers du mince filet de lumière que la porte laissait apercevoir. Pas besoin de décrire la scène, il assistait à des ébats bestiaux dont il avait été témoin de trop nombreuses fois. Pourquoi lui faisait-elle ça ? Qu’avait-il fait de mal pour qu’elle préfère la compagnie de cet homme tyrannique à la sienne, lui qui était un garçon aimant ? Il quitta momentanément le couloir, mettant la main sur une arme que cet imbécile ne dissimulait jamais. Il se sentait trop puissant. Le pistolet glaçait sa main, mais emplissait son cœur d’une joie intense. Si elle était enchainée à cet homme, c’était soit parce qu’elle craignait de le quitter, soit parce qu’il était celui qui lui avait volé sa mère. Et si c’était lui le patriarche manquant du puzzle ? Il ne lui laisserait plus le soin de s’accaparer sa mère. C’était terminé. Poussant avec force la porte, il leva l’arme en direction de l’homme qui était de dos, tandis que sa mère criait : « ANGELO NON ! » Mais il avait appuyé sur la gâchette et la balle atterri dans la nuque de l’homme qui s’effondra comme une masse sur sa mère, et Angelo tira encore, cette fois à bout portant pour lui exploser le crâne sous le regard empli d’effroi de sa mère en état de choc. ‘Tu ne commettras pas de meurtre’.  Se dégageant du cadavre macabre, la mère nue prit son fils dans ses bras, posant sa tête contre son sein. Angelo, le regard livide ne disait mot. Jusqu’à ce que sa mère lui pose la question fatidique : « Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a pris ? » Elle l’accusait, et le jeune homme la bouscula pour se placer au dessus d’elle. « C’est ta faute. » La cage thoracique de la mère s’emballait au rythme de la peur qui la gagnait. Son ange posait un regard des plus accusateurs sur elle, ses traits s’étaient durcis et elle craignait de le froisser. Elle prit la peine de caresser sa joue, répétant : « Je sais. Pardonne-moi mon ange, pardonne-moi. » Les larmes traitresses de la femme faible furent loin d’être salvatrices. « Tu n’es qu’une putain droguée faible et dominée, tu mets Dieu en colère, il t’a pourtant laissé une chance ! » Il se relève, brandissant une fois de plus son arme et sa mère se recroqueville en hurlant de terreur : « NOOOOON Angelo ! Tu ne commettras pas de meurtre ! » Elle pleure horrifiée, effrayée par sa propre progéniture qui hésite, tremblant de tout son être, laissant la détresse de sa mère le gagner. Il ne peut pas appuyer sur la gâchette, et comme un bon élève, il répète : « Honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu. » Il laisse tomber son arme, et Fiorella soulagée, étreint son fils qui resserre leurs liens en la rapprochant de lui pour s’asphyxier de son parfum si particulier, une dernière fois, car dans sa démence, l’adolescent pose ses mains sur le cou de l’être aimé et serre jusqu’à ce qu’elle tombe d’étouffement. « Requiem æternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis. » Sans plus d’état d’âme, l’adolescent se releva et entreprit la destruction totale de ce lieu maudit. Le feu embrasa la construction massive, emportant tout sur son passage. Personne ne saurait qu’il était là, il avait pris soin d’inonder les cadavres d’un corps inflammables pour qu’ils brûlent les premiers. Quant à lui, ce soir-là, il tapa à la porte de l’Eglise, pour demander un droit d’asile. Quelques temps plus tard, il s’engageait dans l’armée où il ferait la rencontre d’un homme qui changerait le cours de sa vie. Son frère d’armes, son frère de cœur, sa famille : Amadeo Ucello. C’est dans l’adversité que l’on crée les liens les plus indestructibles. Ucello et Velucci, ces noms sont presque indissociables et règnent avec poigne sur un clan qui se nourrit du chaos. Similaires comme des clones, seuls les cheveux blonds de l’un jurent avec la noirceur de leurs âmes. Ensemble, ils règneraient sur le monde, leur empire.

« Bénissez-moi mon père, parce que j’ai péché. » Oh cette phrase inutile, il l’a entendue des tonnes de fois. L’âme humaine est pécheresse, vile et infecte. La plupart des gens de cette ville viennent lui raconter ô combien il est dur de ne pas céder à la tentation des sept péchés capitaux lorsque celle-ci se présente. Parfois, la confession de l’un peut irriter le prêtre qui pourtant impassible demeure silencieux en exerçant une pression sur ses phalanges, là dans le noir. Il lui est arrivé de faire justice, d’aller retrouver cette personne qui croit être aux yeux de Dieu, anonyme, et en paie le prix de sa vie. Il n’y a pas d’intérêt dans la confession si celle-ci n’est qu’une manière de se protéger sans y croire un mot. Même le prêtre a un jour péché. Mais il s’est confessé, il s’est ouvert à Dieu, exécutant la moindre de ses volontés, et Dieu l’a pardonné. Dieu est bon. Mais l’entité divine aime parfois tester ses adorateurs, et même Angelo n’y est pas exempt. Les portes de l’église, ce lieu sacré pourtant protégé des mauvais esprits, s’ouvrent sur une déesse des temps modernes. Elle s’avance avec assurance, la félonne, transpire la beauté, un poison fatal qui se déverse déjà dans les veines du prêtre qui lève le regard vers la croix et le fils du Saint-Esprit pour se donner bonne conscience alors que des pensées impures lui traversent l’esprit. Dieu n’a jamais critiqué son mode de vie. Les plaisirs de la chair, il connait et il s’y adonne sans jamais le regretter, mais dans un certain rapport de domination : la femme soumise à l’homme. Celle qui marche dans la nef, elle n’est ni pute, ni soumise, elle est forte. Elle lui rappelle tout ce que sa mère n’était pas, elle lui rappelle à quel point certaines rebelles cherchent à inverser le rapport de force. Elle le toise du regard une fois à sa hauteur. Il l’a déjà vue quelque part, ça ne fait aucun doute. Et pourtant, le prêtre physionomiste ne parvient à se remémorer son visage. « Je viens me confesser. » Qu’elle atteste presque pour lui donner l’ordre d’aller se poster dans son isoloir. Il ne bouge pas d’un millimètre, soutenant son regard avec insistance. « Revenez quand vous aurez fait l’examen de votre conscience. » Elle se met à sourire l’effrontée, et ça la rend encore plus exquise, créant une tension insoutenable entre l’homme de foi et la pécheresse. « Et vous mon Père, l’avez-vous fait ? J’ai vu ce que vous avez fait. Ca doit être insoutenable pour vous d’être un homme de foi d’avoir été un soldat sanguinaire… » Au fur et à mesure, elle s’était rapproché de lui et s’était même permise de laisser glisser sa main le long de son torse. « Que voulez-vous ? » L’interrogea-t-il en faisant un pas en arrière. Mutine, elle se mord la lèvre voyant que son petit jeu fonctionne et elle s’avance de nouveau pour lui souffler : « Juste savoir pourquoi vous avez exterminé ma famille et m’avez laissé la vie sauve. » Ca lui revenait. Il revoyait cette petite fille qui avait croisé son regard alors qu’il sortait de la chambre parentale. Apeurée, elle avait pourtant un couteau à la main pour pouvoir se défendre. Et il l’avait épargnée dans un égard de bonté divine, le messager de Dieu s’en était allé. « Etes-vous venue pour venger votre famille ? » Elle ne s’attendait pas à ce qu’il retrouve un certain calme et qu’il s’écarte d’elle avec tant de facilité. Désarçonnée, elle resta ferme malgré tout : « C’est moi qui pose les questions. Pourquoi avoir pris le risque de laisser un témoin derrière vous ? » Il lui sourit. Il n’était pas inquiet. Elle avait beau grogner, elle n’était pas dangereuse, du moins pas pour lui. « C’était la volonté de Dieu. » Elle se sentait redevable, comme toute femme faible, elles ont toujours une dette envers l’homme, c’est dans leur nature. Et dans un élan soudain, la jeune femme combla la distance entre le prêtre et elle pour capturer ses lèvres dans un baiser loin d’être chaste, appuyé, virulent, jusqu’à mordre sa lèvre sur laquelle perla des gouttes de sang, tandis qu’il s’écartait avec vivacité. « Ca aussi c’était la volonté de Dieu. » Il n’avait pas compris pour quelle raison elle l’avait fait, ni quelles étaient les véritables raisons de sa venue ici, mais cette femme dégageait de la puissance. Rebelle qui tente de dominer l’homme, mais qui aurait toujours une dette envers lui. Le danger résidait dans la façon qu’elle avait de capter son attention, cette envie perfide de domination le troublait grandement et le rendait faible. En colère, le prêtre, s’essuyant la lèvre du revers de la manche, convint d’une nouvelle tâche. Il la ferait plier.