le fou, l'amoureux et le poète | S. Lucania

Les poumons en feu. La gorge arrachée. Il se plie en deux, les mains coupables posées sur les jambes, recouvrant le tissu de traces rougeâtres. Sans avoir l’impression d’y parvenir, il tente de retrouver une respiration plus sereine. L’adrénaline fait battre son cœur jusque dans sa gorge meurtrie.  Aujourd’hui est un jour important. Aujourd’hui sa vie commence vraiment. Aujourd’hui il est accepté. Ses mains collantes sont les témoins de l'accession de son devenir. Il n’est plus un enfant, peu importe son jeune âge. L’hésitation dont ses aînés lui avait parlé, la peur, les mains tremblantes le moment venu… rien de tout ça ne s’était produit. Quelque chose n’allait pas. Ce n’était pas normal, il en avait bien conscience, si conscience on pouvait attribuer à un gamin de son âge. Il aurait dû hésité ne serait-ce qu’une seconde. Il aurait pu s'enorgueillir que cela n’ait pas été le cas, mais ça ne fonctionne pas comme ça là-haut. Sa caboche cherche toujours à comprendre. Elle ne s’arrête pas tant qu’elle ne s’est pas rassasier des réponses à ses questions. Il se repasse la scène. Il l’a vue, lui qui était seul dans cette rue déserte. Homme en uniforme qu’il fallait cibler. Homme qui comptait alors ses derniers instants sans le savoir. Lui ou un autre, peu importe. Juste parce qu’il était des leurs. Les chiens. Aucun d’eux ne méritaient de vivre, ils ne faisaient que nuire au business. C’était la faute à pas de chance si le destin avait voulu que ce soit lui et pas un autre. Il avait fait ça pour les autres. Ces gens d’un autre monde qui avaient les mains bien plus sales encore que les siennes. C’était ça le business. Le business, celui qu’il voulait si ardemment rejoindre depuis… toujours. Bizarre comme idée pour un gosse. Mais à quoi aspirent les gosses de vauriens si ce n’est à en être à leurs tours ? Les vilaines choses, celles qui font peurs, celles dont on évite de parler, il avait toujours voulu en parler lui. Il avait toujours voulu regarder quand on lui demandait de fermer les yeux. Ecouter quand on lui demandait de n’en rien faire. Insolente créature qui n’obéissait pas à la morale avant même de savoir compter sur ses doigts. Ses doigts. Ses doigts resserrés autour du petit objet au métal Sali, complice inerte du trépas. Il semblait si petit même dans une main chétive d’enfant, pourtant ce qu’il engendrait des tourments qui pouvaient être d’une si grande envergure.  Impressionnant petit objet mis dans les mains d’un gosse qui ne savait rien. Les jeux des adultes étaient bien plus salissant que les siens. Son monde s’écroulait, s’accélérait, c’était un tourbillon. L’anxiété n’était pas aussi forte que son euphorie, l’hésitation était dominée par l’empressement de l’inconscient. Prendre une vie n’était rien au travers de ses jeunes pupilles. Un appétit tout nouveau s’éveillait à lui. Comme ils n’avaient pas conscience un seul instant de ce qu’ils venaient de déclencher en lui, comme ils étaient loin d'imaginer qu'en lui ordonnant de faire couler le sang, les pauvres fous, avaient permis à son esprit tourmenté d'opérer une sanglante transformation de sa psyché craquelée. Ils allaient devoir assumer leur création.

Il lève sa main. Celle qu’il n’avait pu s’empêcher d’enfoncer dans la chair du misérable, encore et encore. Laissant le sang gicler et le recouvrir comme l’océan recouvre le sable. L’autre ne bougeait même plus depuis longtemps alors qu’il était encore à s’afférer sur sa carcasse. Sentir encore la carne se déchirer, laisser la lame entrechoquer les côtes du pseudo défenseur de l'ordre. Il avait atteint une extase comme on en connaît peu dans sa vie. C'était au-delà des mots. Il n'aurait su le faire comprendre à un autre. Personne n'était en mesure de le comprendre, c'était un fait. Il entrait dans une voie qui ne pourrait que l'isoler du monde. Bienvenue dans la solitude de l'âme. Plus tard il comprendrait que rien, pour ainsi dire, n’était en mesure de rivaliser avec la sensation de plénitude qu’il éprouvait à voir s’écouler le liquide carmin à déraison. Le son qu’avait produit l’autre, en s’étouffant avec son propre sang alors que l’enfant venait d’atteindre au piqué l’un des sacs d’air qui lui servait de poumon, ce son-là, resterait gravé en lui comme le plus précieux des souvenirs pour les années à venir. Premier pas vers l'enfer, s'en suivront bien d'autres. La liste de ceux qui tomberont de son fait sera longue comme les dents du vampire assoiffé de sang et violence qu'il devient dès aujourd'hui. Destin teinté du regret de ne pouvoir réellement se maîtriser.

Les sirènes déjà se font entendre. Chassent les questions. Le monde reprend ses parures habituelles et la terre reprend son train. On laisse la bête de côté et on reprend visage humain. Le chaos va régner, on va chercher le monstre, pas de doute. La bête sera traquée, on ne touche pas au poulet en toutes impunités. Il n'a pas peur. Que ressentirait-on si on savait que c’est juste un gosse pas net qui a fait le sale boulot pour des poissons beaucoup plus gros ? La police est idiote, jamais ils ne comprendront et lui il va juste s’en aller, disparaître dans le noir des basfonds qu’il connaît déjà trop bien. Capuche sur la tête, mains dans les poches. Les innocents ne courent pas. Ces démons grandiront avec lui, il salira bien plus qu'un simple pantalon. L'avenir glorieux des ténébreux brigands n'est pas de tout repos. Les sirènes accompagneront ses pas dans les âges, le renard en rechapera. Quelques un useront ses talons, tenterons de le mettre en cage sans y parvenir. L'animal ne se capture, l'animal poursuit sa chasse et remplit l'Arno des chairs et des viscères de ces proies.