« L'amour, il faut le vivre complètement avec son ennui et tout, il n'y a pas de vacances possibles à ça. »

Narcissa,
Orpheline désabusée, elle avait erré de maison en maison, marionnette qu’on plaçait et déplaçait, fillette maussade, aigrie. Désillusionnée par des promesses qu’elle écoutait d’une oreille sourde, et son temps qu’elle occupait par ces contes dévorés. Assassins de ses minutes, chaque livre était sacré, chaque phrase une prière et chaque mot une lumière. Une passion pour le savoir, le génie, qu’elle développait paradoxalement à tous les préjugés que ces autres, grands et petits, avaient d’elle. La bêtise qu’on lui assimilait n’était qu’une étiquette qu’elle se plaisait à porter sans fierté, sans prétention. Sans utilité. Que c’était simple que jouer la sotte. Une belle époque où régnait la facilité juvénile ; les choix étaient rapides et idiots, bien que l’esprit vif et menteur. Comédienne, elle jouait tantôt aux capricieuses, aux princesses gâtées, tantôt aux martyrs, aux mômes dont la naïveté attendrissante était pitoyable (elle riait de leur dégout, déjà). L’enfance était triste ; Narcissa recevait un amour qui l’écoeurait, un amour qu’elle rejetait. Elle dégueulait sur ces mensonges à propos de ses parents. Pas les nouveaux, ni ceux de la semaine dernière ou de l’année d’avant. Les originels. Les premiers. Les condamnés. Des questions qui bourdonnaient dans sa tête. Etrangement, leur mort était un concept très abstrait pour elle (et pourtant, elle en avait lu des centaines et des centaines de mots, sur le tournant où on perdait ces vingt-et-un putain grammes d’âme). La mort les attendait tous. Elle trainait ça et là, un peu comme Narcissa. Laissait parfois une trace, une ombre, un masque, semait ses graines autour de chaque individu, de chaque fantôme,  pour plus tard faire germer des fleurs sombres, moroses. Narcissa comptait le temps, dans son ennui perpétuel d’enfant.

Elle avait ouvert une mince porte à l’Amour. Avait osé, avait tenté. Méfiance lui murmurait du fond de ses abymes de ne pas être trop entreprenante. De rester indépendante. Elle sombrait, chaque jour un peu plus, dans son parfum enivrant, dans ses yeux défaillants, dans sa noirceur passionnante, reflet de la vipère qui sifflait en elle, dans ses draps où leurs corps, leurs lèvres, leurs phalanges se mêlaient, se démêlaient. Union passionnelle qui flirtait avec une infecte perfection. Un Amour qu’elle croyait pur, poli ; première erreur. Première désillusion. Quelques verres et quelques années qu’ils se connaissaient, Amadeo était le titre de son apocalypse. Sa mémoire ne vivait plus que lorsqu’elle le voyait.

Serra,
La vie l’attendait, désormais qu’elle ne respirait plus pour alimenter ses poumons. L’ambition égale à la haine, le désir de vengeance était le résultat de cette équation qu’il avait lui-même résolu, de cet empire qu’il avait lui-même façonné. Impératrice du vice, elle s’était laissée submergée, avec les années, par les maux doux. La féline s’était affirmée, un peu trop au gout de son mari. Elle l’oppressait. Elle influait, désormais. Elle s’imposait. La peur ne coulait plus dans ses veines réchauffées par le pouvoir, la soif de pouvoir, la conquête de pouvoir. Comme revenue des mortes, son identité bafouée, elle s'élançait dans un périple sacré. L'Italie s'éloignait de ses yeux, mais dans son coeur bouillonnant résidait une mémoire meurtrie, qui avait besoin de temps. Pour panser ses blessures, pour penser à une contre-attaque. La voilà foulant le sol de St Pétersbourg, le froid russe l'enveloppant dans un cocon protecteur qu'elle tisse, qu'elle alimente de sa haine, de sa rancoeur. L'alcool réchauffe son hémoglobine, chaque soir, alors qu'elle rejoint ce bordel où elle travaille ; une obligation vitale, le confort en échange de son corps. Elle devient la star exotique, l'expérience que certains hommes privilégient à la jeunesse ; à trente ans, elle se sent difficilement vieillir. Séductrice, sensuelle, elle reste d'une élégance intimidante, et d'une situation qui ne profite pas à ses intérêts. Elle garde cependant cette lueur d'intelligence dans le regard. Ce sourire moqueur, narquois, sur les lèvres. Patience.

Vladimir Glazkov avait été son premier client. Un homme qui approchait doucement de la cinquantaine. Les traits tirés, le regard autoritaire, les lèvres pincées ; il ne semblait se détendre qu'en présence de la blonde. Seules les caresses l'apaisaient, seules ses baisers l'envoutaient. Il était rapidement devenu un habitué de la couche de Serra. Mensonges et jalousie se mêlaient au milieu de leurs corps entrelacés ; Glazkov la voulait, la désirait, à n'importe quel moment. Serra réfléchissait, analysait. Le satisfaisait. Promesses alléchantes qui passaient la barre de ses lèvres alors qu'il caressait doucement la courbe de son dos. Le confort en échange de son corps, le luxe et la richesse en échange de ses caresses. L'amour n'avait pas sa place. Désir et passion rythmaient leur relation, et chaque soir, Glazkov développait cette dépendance effrayante à leurs nuits, leurs folies. Serra quitta le bordel. Emménagea avec Vladimir. Lustre étincellant éclairait ses journées ; dorures éclatantes, arabesques artistiques inestimables et luxure décadente accompagnaient son quotidien. Serra avait du temps. Elle n'était utile à Glazkov uniquement lorsque milliers de diamants scintillaient dans l'étendue marine céleste. Alors, Serra avait beaucoup de temps. Elle passait ses journées à modeler son écriture. Passion inavouée depuis son adolescence qui était devenue comme une vitalité, son inspiration fleurissante la faisait voyager. C'était comme si la mort l'avait changée. Vladimir n'eut pas beaucoup de mal à lui trouver un éditeur ; c'était un homme influent à St Pétersbourg. Depuis, Serra ne cessa d'écrire et de publier. Elle fit également la rencontre de Svea, la fille de Glazkov. La pépite. La fleur exotique. Guidée par le vice enseigné par son père, Svea ressemblait beaucoup à Serra. Le platine lui collait à la chevelure tout comme l'intelligence à son regard. Elle n'étudiait pas, cependant. Son père le lui interdisait. Le bourreau ordonnait ; la môme s'exécutait. Serra avait pitié d'elle ; cependant, elle l'aimait beaucoup. Et elle l'aima de plus en plus, si bien qu'elle finit par la considérer comme sa propre fille. Confidences les tenaient éveillées toutes les nuits. Pourtant, Svea ne savait pas. L'identité cachée, le mensonge de Narcissa perdurait.

Elle retira la jeune féline des griffes du vautour.
Et, ensemble, elles s'envolaient vers Florence, laissant sur leur passage une coulée de sang qui avait le gout de la vengeance.